DU REALISME EN PEINTURE : COURBET PROVOQUE LE SCANDALE

23 Octobre 2015

Un Enterrement à Ornans (1849)

Cette immense toile que l'on peut contempler au musée d'Orsay mesure 6.68 mètres sur 3 .15 mètres. Elle a suscité le scandale en son temps, ce qui ne manque pas de surprendre les élèves aujourd'hui. Replaçons-nous dans le contexte du milieu du 19ème siècle pour mesurer le choc qu'a pu produire cette toile. En fait, l'artiste provoque un tollé d'abord parce qu'il prend le contrepied des conventions esthétiques de son temps, il choisit le grand format pour figurer non pas un "grand sujet" (religieux, historique ou mythologique) mais au contraire pour représenter une scène banale au cimetière de son propre village, Ornans. Une cinquantaine de personnages apparaissent, ce sont les réellement les habitants d'Ornans qui assistent à l'inhumation de l'un des leurs.

En choisissant pour protagonistes de sa composition des gens du peuple, les paysans et les bourgeois locaux, mais aussi les représentants du clergé, Courbet transforme le tableau historique traditionnel en une représentation de la réalité contemporaine, simple et authentique, en toute objectivité. Ni pathos, ni complaisance donc ! Aucune intention moralisatrice non plus ! Courbet bouscule sérieusement les règles esthétiques de son temps, héritées de siècles d'académisme. Il s'ingénie à peindre ses personnages grandeur nature, ce qui leur confère une vigueur et un caractère trempé qu'on n'accordait qu'aux héros ou aux divinités. Le refus de tout effet mélodramatique et la volonté de simplicité réaliste font de ce tableau une oeuvre qui déroute la critique : comment admettre qu'on pût prétendre peindre des petites gens dans une scène banale de la vie, sans chercher à édifier le public ou à délivrer un enseignement moral ? Ces villageois nous semblent bien réels, la peinture devient matière vivante comme le confirme le rendu des corps, des étoffes, des arbres et des roches...

Est-ce à dire que l'artiste s'est voulu impartial ? D'aucuns répéteront : "Est-il possible de peindre des gens aussi affreux ?" "C'est à vous dégoûter d'être enterré à Ornans." Quant au critique Champfleury, fervent défenseur de Courbet, il dira, en voyant ce tableau : "La bourgeoisie moderne y est représentée, en pied, avec ses côtés ridicules, ses bassesses et ses beautés." Le réalisme de cette scène d'enterrement est donc perçu comme critique, profondément subversif. La peinture résolument réaliste suffirait à mettre à nu les travers humains, notamment les défauts des bourgeois... D'ailleurs, les caricaturistes s'empareront de ces figures pour s'en donner à coeur joie.

C'est donc le refus de toute idéalisation et de toute intention morale traditionnellement dévolue à des scènes de genre qui choque le public et explique le scandale du Salon de 1850. On vilipende Courbet qui a l'audace de mettre en oeuvre un réalisme détestable, remettant en cause la sacro-sainte hiérarchie des arts, et par là même le respect dû aux grands de ce monde. Le réalisme tient au choix du lieu, des personnages pittoresques d'Ornans, tous identifiés, présents dans leur propre réalité, qu'on peut trouver communs, voire assez laids... La rupture radicale réside surtout dans le choix du grand format qui élève au rang de peinture d'histoire un événement banal, les funérailles d'un homme du peuple. L'austérité traduite par les tons sombres et les poses hiératiques nous rend la cérémonie dérisoire : la présence du chien près du trou où le cercueil sera descendu accentue le réalisme trivial du propos. Au fond, Courbet ne nous rappelle-t-il pas le caractère éphèmère de tout humain et la vanité des cérémonies qui entourent une mort ? On lui reprochera même son athéisme...

Toujours est-il que les somptueux accords colorés du groupe central vont troubler un grand peintre, Delacroix, avant de toucher au 20ème siècle l'artiste Soutine qui s'en inspirera en 1927. Pour réussir cette gageure, Courbet a demandé à plus de cinquante de ses concitoyens de venir poser dans le grenier de son grand-père Jean-Antoine Oudot : on reconnaît le vieil homme à l'extrême gauche du tableau, ainsi que le curé du village entouré du clergé local, des amis et des trois soeurs de sa mère qui tient une fillette par la main. Le peintre renouvelle ici la tradition du portrait de groupe dont les illustres représentants s'appellent Rembrandt, Rubens, Jordaens ou les frères Le Nain. Il apporte en effet une manière originale en mettant en scène le groupe de villageois au cours d'une cérémonie qui les met face à face avec la mort. La toile non seulement nous dévoile le regard sociologique voire ethnologique à la représentation, mais elle nous livre aussi une dimension métaphysique.

On comprend mieux le parfum de scandale qui a pu entourer cet immense tableau ! Il s'agit bien d'un acte révolutionnaire sur le plan des canons esthétiques, mais surtout sur le plan politique. Pour l'époque, représenter d'après nature des paysans endimanchés mais pauvres, des membres du Clergé en habit d'apparat, des femmes éplorées par les funérailles d'un habitant, s'avère aussi subversif que de transcrire dans une nouvelle ou un roman réaliste le patois ou le dialecte local, au goût de terroir. Enfin le réalisme au sens philosophique nous conduit avec le thème de l'enterrement à la philosophie du néant ou au nihilisme. Le 19ème siècle a été marqué par la pensée allemande, celle de Schopenhauer notamment, qui a influencé les auteurs réalistes, tels que Flaubert ou Maupassant. On comprend effectivement que le trou béant qui apparaît au premier plan ne se réduit pas à un détail réaliste, il prend le sens symbolique de la mort, terrible et angoissante, qu'on cherche à entourer des oripeaux de la religion, mais qui condamne tout homme à redevenir poussière...

L'Atelier du peintre (1855) de Gustave Courbet

Le peintre présenta son oeuvre en 1855 dans une exposition personnelle parallèle à la première Exposition universelle de Paris. La peinture fit scandale. Cherchons à en cerner les enjeux...

Le titre exact en est : "L'Atelier du peintre, allégorie réelle déterminant une phase de sept années de ma vie artistique"... Tout un programme donc ! En effet, selon l'artiste, "c'est l'histoire physique et morale de [son] atelier... C'est la société dans son haut, dans son bas, dans son milieu... C'est le monde qui vient se faire peindre chez moi..."

Observons le tableau :

Cette huile sur toile mesure 5.98 m sur 3.59 m, ce qui représente un très grand format !

Dans une lettre à J. Champfleury, le théoricien du réalisme, Courbet écrivait à l'automne 1854 : "Je suis au milieu peignant, à droite sont les actionnaires, c'est-à-dire les amis, les travailleurs, les amateurs du monde de l'art. A gauche l'autre monde de la vie triviale, le peuple, la misère, la pauvreté, la richesse, les exploités, les exploiteurs, les gens qui vivent de la mort..."

La construction narrative est linéaire, autrement dit le sens de la lecture étant de gauche à droite, la gauche symbolise le passé, la droite l'avenir. D'autre part, le tableau s'apparente à un triptyque puisque trois parties se détachent (comme le signale Courbet dans sa lettre). Deux parties extérieures tiennent dans un rectangle vertical, une partie centrale est contenue dans un rectangle plus étroit qui circonscrit le chevalet du peintre et le tableau qu'il peint devant un enfant vêtu comme un petit jurassien.

A gauche, on reconnaît des personnages du monde rural surtout. Devant eux, certains objets signalent des motifs romantiques désuets : un poignard, une guitare et un chapeau. Tout ce côté gauche a l'air réfuté par le peintre : ni le romantisme exalté, ni le romantisme populiste ne trouvent grâce à ses yeux.

A droite se tiennent des personnages de bourgeois (si l'on se fie à leur tenue vestimentaire), mais aussi de philosophes (tel Proudhon, auteur d'une réflexion sur la philosophie des classes ouvrières), des artistes (Champfleury, chantre du réalisme, et Baudelaire, emblème du premier symbolisme, demeurant absorbé dans sa lecture). Tous observent l'élaboration du tableau central. Ils ne captent pas l'attention du peintre qui s'adonne à sa création.

Au centre, le tableau - mis en abyme - voisine avec une toile située à sa gauche, demeurée dans l'ombre (un martyr crucifié, représenté conformément à des canons esthétiques convenus, c'est-à-dire académiques). Le traitement de l'art incarné par cette peinture baignée de ténèbres semble donc récusé. A droite, une femme nue, tenant un long tissu drapé, campe le modèle du peintre, éclairé par une source lumineuse qui la met en valeur. Si elle était peinte, elle le serait de manière "réaliste", mais ce n'est manifestement pas le sujet choisi par Courbet ! Cela relève donc de la provocation : pourquoi ce modèle ne se rhabille-t-il pas, étant donné le désintérêt de l'artiste à ce moment-là pour la représentation de sa nudité, voire de toute figure humaine ? Courbet veut signifier son parti pris esthétique, politique et moral : il rejette tous les artifices de la peinture en atelier, il préfère la peinture en extérieur, sur une toile de dimension réduite, devant un paysage qui représente son Jura natal, sous les yeux d'un bambin appréciant ce sujet humble et personnel. Le peintre semble bien s'adresser au petit pour lui faire aimer son tableau ou lui en expliciter les intentions.

Flaubert dira "Yvetot vaut Constantinople" pour montrer justement qu'en art, ce n'est pas le sujet qui compte mais son traitement. Tel est le réalisme profond inauguré par la peinture de Courbet.