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vivelalecture

billets d'humeur, notes de lecture, réactions de spectatrice...

THEORIE DES HUMEURS : FLEGMATIQUES, COLERIQUES, etc.

La littérature offre souvent des personnages incarnant des "caractères" typés qui ont partie liée avec l'ancienne typologie des "humeurs".

     Nous avons eu l'occasion d'évoquer les Anglais que Maupassant met en scène dans certaines de ses nouvelles, à l'instar de "Un Duel". Mais le "flegme britannique" serait avant tout une forme de philosophie, de manière d'être raisonnée qui permettrait de faire face aux événements sans perdre le contrôle. Un avatar du stoïcisme en quelque sorte puisqu'il s'agit de garder une distance suffisante à l'égard de situations anxiogènes ou traumatisantes. L'impassibilité légendaire que les Britanniques auraient la faculté d'entretenir n'a rien d'inné. Elle résulte au contraire d'une manière d'ascèse, d'un travail sur soi manifeste que la culture familiale, voire nationale, contribue à inculquer. 

     Pourtant les théories médicales antiques envisageaient le "flegme" comme l'une des "humeurs" engendrant tel comportement : celui de l'individu placide, philosophe, étranger aux emportements et émotions fortes. C'est pourquoi il nous semble primordial de revenir sur les données anciennes de la théorie humorale...

THEORIE MEDICALE HERITEE DE L'ANTIQUITE

(cf. Informations recueillies sur des sites internet, en particulier : http://www.medieval-moyen-age.net/article-la-theorie-des-humeurs-sur-medieval-et-moyen-age-68811182.html)

       Pendant des siècles, la médecine expliquait par l'équilibre ou le déséquilibre des "humeurs" les grandes catégories de "tempérament" qui prévalaient chez les hommes : le sanguin, le colérique, le mélancolique et le flegmatique. La théorie des humeurs se fonde sur l’existence dans le corps de plusieurs principes fondamentaux.

        Hippocrate les définit dans De la nature de l’homme : « le corps de l’homme a en lui sang, pituite, bile jaune et noire ; c’est là ce qui en constitue la nature et ce qui y crée la maladie et la santé ». C’est le bon équilibre entre ces quatre principes qui crée une bonne santé, et inversement un mauvais équilibre qui crée les maladies : «  Il y a essentiellement santé quand ces principes sont dans un juste rapport de (…) force et de quantité, et que le mélange en est parfait ; il y a maladie quand un de ces principes est soit en défaut soit en excès, ou, s’isolant dans le corps, n’est pas combiné avec tout le reste ».

         On attribue la théorie des humeurs à Hippocrate. Mais avant lui, Empédocle avait exposé sa vision de l’homme et du monde fondé sur les quatre éléments. D’autres Grecs ont donné eux aussi différentes visions.

      Pour Hippocrate, l’organisme est un mélange équilibré de plusieurs substances : les liquides qu’il nomme les humeurs et les solides qui contiennent les humeurs. Les humeurs sont au nombre de quatre : le sang, le phlegme, la bile jaune et la bile noire. L’équilibre de ces quatre humeurs constitue la crase. Leur déséquilibre la dyscrasie. Le tempérament donne à l’homme sa façon d’être. Leur parfait équilibre donne à l’être humain des qualités faisant qu’il est en harmonie avec le monde. Le tempérament n’est pas stable, il évolue, tout comme la nature, avec les saisons et les âges de la vie. La proportion des humeurs est aussi variable selon les individus. Les maladies apparaissent quand les humeurs sont déséquilibrées mais aussi quand les organes et les humeurs ne sont pas à la bonne température ni au bon degré d’humidité. Selon Hippocrate, la proportion des humeurs varie en fonction de la saison, par exemple, la « pituite augmente chez l’homme pendant l’hiver car elle est la plus froide de toutes les humeurs du corps . Les maladies ont des causes naturelles, reliées aux modifications des humeurs et au milieu extérieur : fatigues, blessures, températures, vents, la nourriture…" L’humeur noire est la plus instable de toutes les humeurs. Appelée aussi bile noire ou atrabile, c’est une humeur concentrée, elle accumule les propriétés térébrantes, corrosives et agressives de la bile jaune

        Galien définit dans le corps certains lieux où s’exercent les humeurs. Par exemple, l’atrabile ou humeur noire s’accumule dans l’hypocondre (le ventre). Le rire favorise l’évacuation de cette humeur. Quand l’atrabile s’accumule au niveau de l’estomac, l’homme peut alors souffrir d’hypocondrie, une maladie caractérisée par une inquiétude chronique concernant la santé et le bon fonctionnement du corps. Le malade peut alors souffrir de maux physiques comme des nausées, des vomissements et des digestions difficiles. Cette accumulation d’humeur noire peut aussi provoquer un sentiment de crainte, de tristesse et de mal être que l’on nommerait de nos jours, la dépression

 

Le corps allégorique

La théorie des humeurs lie intimement l’homme à la création de l’univers et cette conception de l’homme par rapport au cosmos perdure jusqu’au XVIIIème siècle. L’homme est ainsi associé aux quatre éléments. A chaque période de sa vie correspond la domination d’un élément.  A partir du XIIème siècle, la scholastique enseigne que seul l’homme au paradis est caractérisé par l’équilibre parfait de ses humeurs, cela le rend immortel, insensible à la faim, au froid, à la chaleur et à la maladie.

Voici un tableau schématique regroupant les quatre éléments, leurs qualités et les humeurs associées, ainsi que les âges de la vie ainsi représentés :

Air

Chaud et humide

Sanguin

Jeune

Feu

Chaud et sec

Colérique

Force de l’âge

Terre

Froid et sec

Mélancolique

Déclin

Eau

Froid et humide

Flegmatique

Vieillesse

A PROPOS DES SANGUINS ET COLERIQUES, DES  BONS VIVANTS DEBONNAIRES, DES MELANCOLIQUES OU DES FLEGMATIQUES JALONNANT LES GRANDS TEXTES LITTERAIRES

 

INTERESSONS-NOUS A L'OEUVRE DE RABELAIS : GARGANTUA (1534)

     Les protagonistes que notre humaniste met en scène dans ce roman polyphonique tournent autour de la figure centrale du personnage éponyme, le fameux géant Gargantua. Il est bien entendu le personnage  le plus riche de l'oeuvre, sur le plan psychologique, affectif, moral et politique. Gargantua dont le nom est issu d'une exclamation paternelle ("Que grand tu as !" à propos du gosier) est d'abord défini par sa voracité, sa propension à boire et manger excessivement... Le corps occupe donc d'emblée une place de premier plan dans le personnel romanesque de Rabelais. Le gigantisme ne fait qu'exacerber tous les caractères proprement humains des personnages : on peut aussi bien envisager la soif, la faim, la digestion et l'éducation (boulimie de connaissances par exemple), le rapport à la parole, l'expérience de la vie sous toutes ses formes. L'auteur, on le sait, a étudié la médecine et le champ romanesque lui permet donc de réfléchir au fonctionnement social, mais aussi à l'équilibre qu'il importe que tout individu trouve entre le corps et l'esprit. L'ancien adage "mens sana in corpore sano" est régulièrement illustré par les étapes qui ponctuent l'éducation de Gargantua, puis sa vie de souverain idéal, sachant promouvoir le respect de l'autre et la vie sociale harmonieuse.

      Le lecteur s'aperçoit rapidement que le monde rabelaisien est marqué par des types, formulés par les noms mêmes des personnages : Ponocrates qui inculque au géant le goût du travail signifie "travailleur" ; Gymnaste est le maître d'armes expert en hautes voltiges ; le page Eudémon enseigne l'art du langage orné, son prénom signifiant "Bien doué". De même pour les personnages négatifs : Thubal Holoferne dénote la confusion ("thubal" en hébreu) et la destruction, Holoferne était du reste un général sanguinaire de Nabuchodonosor dans l'Ancien Testament ; Picrochole, nom grec  signifiant "bile amère" fait directement référence aux théories médicales selon lesquelles les sujets dominés par la bile jaune sont colériques.

        La lecture de l'oeuvre rabelaisienne avec la grille de personnages typés (colérique, sanguin, flegmatique...) nous permet dans une première approche de bien cerner les modèles physiologiques qui président à la création des personnages. Des stéréotypes sont mis en jeu, à l'exemple du type du moine débauché, hérité des farces et fabliaux, que Rabelais s'ingénie à faire intervenir comme une force destructrice et un élan dynamique obligeant les membres d'une société à sortir de leur attentisme... Ainsi Frère Jean affiche une indiscipline associée à son tempérament sanguin, il s'élance sans réfléchir à la poursuite des Picrocholistes. Il perd toute maîtrise de soi quand il surprend les assaillants dans la vigne. Néanmoins le romancier fait évoluer le personnage, car il sera en mesure de prendre le temps nécessaire à l'application d'une stratégie fine. Le tempérament sanguin ne réduit donc pas notre moine à l'action caricaturale systématiquement fougueuse et dénuée de pensée. Grâce au contact de Gargantua, certains protagonistes connaissent une évolution positive. La complicité entre les personnages, fondée sur une amitié authentique, produit un épanouissement individuel solide, un exercice de la liberté permettant de canaliser le trop-plein d'énergie parfois. Voilà l'expressin d'une aspiration simple au bonheur individuel et collectif...

           La théorie des humeurs qui sous-tend la création des personnages ne suffit donc pas à rendre compte de la vitalité et de la richesse des relations entre les protagonistes. En revanche, Rabelais semble démontrer que la conduite du tyran, à l'instar du mauvais roi qu'est Picrochole, se nourrit à la fois du tempérament colérique qui pousse à agir inconsidérément, mais aussi d'une incapacité à vivre la relation à l'autre. Au fond, Picrochole reste animé par son égocentrisme foncier, sa soif de toute-puissance, comme un enfant incapable de faire l'apprentissage de la frustration et de découvrir la richesse que recèle la relation à l'autre. Que nous dit ce personnage en définitive ? Que le gouvernant imbu de sa personne et obnubilé par le pouvoir, d'un tempérament colérique, ne peut que condamner son peuple à sa perte en entreprenant sans cesse des guerres impérialistes (tel Charles Quint). La politique expansionniste qu'il mène est comparable à celle de prédateurs dont la faim n'est jamais assouvie. A l'opposé, Grandgousier, le père de Gargantua, est un prince humaniste, car il est bienveillant, c'est un véritable père pour ses sujets et un protecteur qui se sait nourri par eux. Son caractère débonnaire a-t-il pour autant un lien avec le fameux "flegme" ? La placidité s'allie en lui avec  la joie de vivre, la hauteur morale et la science. L'approche politique, digne d'un "flegmatique" qui prend le temps de réfléchir et conserve la distance critique indispensable, nous oriente vers un nouveau mode de gouvernement reposant sur un contrat. Le bon prince serait donc celui qui ferait preuve de grandes qualités humaines, serait soucieux de la paix et de l'éducation des hommes, de l'organisation patriarcale de la société. Le caractère débonnaire de Grandgousier puis de son fils Gargantua s'accompagne de la mise en oeuvre de la générosité, même en temps de guerre, au point que cet amour du prochain puisse se transformer en arme de conquête ! Ces géants se nourrissent à la fois de la culture antique revisitée par l'évangélisme du 16ème siècle et d'un art de vivre donnant une place prépondérante au corps et à ses plaisirs. Ils jouissent d'un grand sens de l'humour qui domine les satanées humeurs susceptibles d'occulter les meilleures qualités humaines...

        Incontestablement, la lecture des oeuvres de Rabelais nous éclaire sur la vision de l'homme humaniste : assurément, le corps est réhabilité. C'est ce que laissent transparaître la joie de vivre animale et le retour à la nature qui s'expriment allègrement dans les festins, les scènes de liesse collective, l'épicurisme tempérant fortement l'évangélisme de notrre auteur. Le rire joue un rôle de premier plan, car comme le médecin le préconise, le rire remplit une fonction thérapeutique en rééquilibrant les humeurs et en renouvelant notre vision du monde. Il entretient un rapport privilégié avec la conquête de la liberté qui est la condition du bonheur : liberté du corps retrouvé, liberté spirituelle et exercice du libre-arbitre, liberté trouvant ses limites et son équilibre dans l'expression d'une volonté commune. Mais alors, au bout du compte, que reste-t-il de la théorie humorale ? Rabelais, au contraire de Zola et des naturalistes trois siècles plus tard, t'ranscende l'espèce de déterminisme intrinsèque à cette approche de la classification humaine : loin de réduire l'humanité à quelques catégories de colériques, mélancoliques, flegmatiques, etc. l'humaniste interroge le lecteur sur la "nature humaine" et la capacité individuelle à progresser, s'amender, composer avec l'autre, s'enrichir en société. Finalement, la théorie des humeurs ne constitue qu'une base de réflexion, qui rappelle le fragile équilibre du corps et de l'esprit, la nécessité de penser son rapport au corps mais aussi aux autres (le corps social). Le caractère moderne et avant-gardiste de l'oeuvre rabelaisienne ne fait aucun doute. Il faut lire et relire Gargantua et adhérer à l'épicurisme humaniste : 

"Il vaut mieux écrire du rire que des larmes,

Parce que le rire est le propre de l'homme."

Comme l'auteur nous exhorte à le faire dans sa préface, imitons le chien rencontrant quelque os à moelle : brisons l'os et suçons la moelle que nous offre le divin RABELAIS !

Picrochole par G. DORE

Picrochole par G. DORE

THEORIE DES HUMEURS : FLEGMATIQUES, COLERIQUES, etc.
Gustave Doré, illustration pour "la Vie inestimable du Grand Gargantua"

Gustave Doré, illustration pour "la Vie inestimable du Grand Gargantua"

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